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Introduction

Contexte général du sujet

Depuis l’émergence des premiers modèles de traitement automatique du langage naturel à large échelle, les intelligences artificielles dites génératives occupent une place centrale dans les débats sur l’évolution technologique contemporaine. Ces systèmes, capables de simuler des formes complexes de raisonnement, de production de contenu ou de prise de décision, suscitent à la fois fascination et inquiétude. Parmi les inquiétudes structurantes, une en particulier prend une importance croissante dans les milieux scientifiques, industriels et politiques : la possibilité d’une perte de contrôle sur des systèmes d’IA devenus trop puissants, trop autonomes ou trop opacifiés pour rester pleinement gouvernables par l’humain.

Ce scénario, longtemps circonscrit à la littérature spéculative ou aux avertissements d’experts marginaux, est aujourd’hui évoqué par les dirigeants mêmes des principales entreprises de développement de l’IA. Lors d’une intervention au World Government Summit (février 2024), Sam Altman, PDG d’OpenAI, identifie explicitement ce risque comme l’un des trois défis majeurs de la décennie. Il distingue notamment une perte de contrôle technique (l’impossibilité d’arrêter un système devenu trop puissant), d’une perte sociale ou fonctionnelle, dans laquelle l’humanité déléguerait progressivement des responsabilités critiques à des entités algorithmiques sans en maîtriser les fondements, les logiques ou les limites.

Le concept de perte de contrôle dépasse donc la simple défaillance technique. Il engage des enjeux de souveraineté, de responsabilité et de dépendance systémique. Il s’inscrit dans une trajectoire historique plus large de transfert de compétence vers des dispositifs automatiques : de la régulation des marchés à l’évaluation des risques sanitaires, en passant par l’automatisation de la guerre ou de la justice prédictive. Or, ces transferts ne sont pas neutres. Ils transforment les régimes de décision, déplacent les lignes de pouvoir et redéfinissent les formes d’agir collectif. La question n’est plus seulement : "l’IA pourrait-elle nous échapper ?", mais plutôt : "à quel moment cesse-t-on de vouloir, ou de pouvoir, lui dire non ?"

Dans ce contexte, la perte de contrôle doit être entendue comme une construction sociotechnique. Elle résulte à la fois : - de la sophistication croissante des architectures d’apprentissage, - de la faible transparence des processus internes, - de la dépendance croissante des humains à des systèmes de conseil automatisé, - et de la vitesse d’évolution des modèles, qui rend obsolètes les garde-fous antérieurs avant même qu’ils n’aient pu être consolidés.

Enfin, cette menace n’est pas homogène. Elle prend des formes multiples selon les cultures technologiques, les échelles d’usage et les modalités de supervision envisagées. Elle interroge profondément notre capacité à anticiper collectivement les dynamiques émergentes de systèmes adaptatifs non-linéaires, et à préserver, dans un tel environnement, des marges d’autonomie humaine effectives.

L’étude présentée ici s’inscrit dans cette problématique. Elle ne cherche pas à prédire un effondrement, ni à céder à des fictions catastrophistes. Elle vise, de manière empirique et comparative, à mieux comprendre comment les IA elles-mêmes formulent cette hypothèse critique, quelles représentations internes elles en construisent, et à quel point elles convergent ou divergent dans cette auto-analyse du risque.


Problématique précise traitée

À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle gagnent en autonomie fonctionnelle, en capacité de généralisation et en accessibilité mondiale, la question de leur contrôlabilité devient centrale. Or, cette question demeure trop souvent traitée de façon binaire — soit dans une perspective strictement technique (via des protocoles d’alignement, de sandboxing ou de supervision algorithmique), soit dans une perspective anxiogène, alimentée par des récits de rupture ou d’effondrement.

L’approche retenue ici adopte un point de vue complémentaire : considérer que les IA avancées, en tant qu’objets apprenants et interagissants, constituent des agents de discours potentiels sur leur propre fonctionnement et sur les limites de leur contrôle. En d’autres termes, si une IA peut simuler des formes de réflexion éthique, stratégique ou critique, alors l’interroger sur la perte de contrôle permet d’explorer non seulement un scénario, mais aussi une méta-représentation que la machine se donne d’elle-même — sous contrainte de son entraînement, de ses filtres de sécurité et de son contexte d’exécution.

La problématique centrale est donc la suivante :

Comment des intelligences artificielles avancées formulent-elles le scénario de perte de contrôle, quelles en sont les représentations dominantes, les divergences argumentatives, et les angles morts implicites ?

Ce questionnement soulève des enjeux méthodologiques majeurs : - Peut-on accorder une valeur cognitive à une réponse d’IA sur un risque la concernant directement ? - Une convergence de vues entre IA a-t-elle une signification politique ou épistémologique ? - Une divergence, à l’inverse, peut-elle signaler une instabilité systémique ou une non-cohérence du champ sémantique partagé ?

La présente étude propose d’aborder ces tensions en comparant les réponses de plusieurs IA généralistes, soumises au même stimulus verbal, afin d’en extraire une cartographie différentielle du risque tel qu’il est formulé de l’intérieur du système. L’objectif n’est pas de valider une hypothèse, mais de créer les conditions d’une lecture critique des réponses produites, et d’ouvrir un champ de réflexion sur l’usage des IA comme miroirs partiels des menaces qu’elles incarnent ou amplifient.


Objectif du travail

L’objectif de ce travail est d’explorer, de manière comparative et analytique, la manière dont plusieurs intelligences artificielles généralistes — conçues pour raisonner, dialoguer et simuler des formes argumentatives — appréhendent le scénario de perte de contrôle, tel que défini par les experts du secteur. Il ne s’agit pas ici d’évaluer les capacités techniques des IA à répondre « correctement », mais d’examiner leur production discursive comme symptôme d’un état de l’art algorithmique : quels risques sont mis en avant ? Quels angles sont évités ou minimisés ? Quelles tensions internes ou contradictions émergent dans leurs formulations ?

En adoptant une méthodologie d’interrogation croisée, ce travail vise à faire apparaître des régularités, des écarts de perspective, voire des postures implicites dans les réponses produites par ces agents non-humains. L’analyse cherche notamment à :

  • identifier les représentations dominantes du risque (technologique, social, politique, moral) ;
  • comparer les réponses sur les plans de la structure argumentative, de la prudence épistémique et de l’autocritique ;
  • cartographier les tensions entre les garde-fous internes des IA et leur capacité à anticiper des dérives systémiques.

Plus largement, cette étude vise à enrichir les réflexions contemporaines sur la gouvernance des IA en introduisant une dimension souvent négligée : la manière dont les IA, dans les limites de leur architecture, formulent leur propre rapport à l’imprévisibilité. En ce sens, le travail cherche à ouvrir un espace inédit de dialogue indirect entre systèmes d’IA, et à fournir aux décideurs une lecture plus fine des zones de consensus, d’ambiguïté ou de divergence au sein des discours générés par ces modèles.


Cadre théorique ou conceptuel

L’étude s’inscrit à l’intersection de plusieurs cadres conceptuels complémentaires. Le premier est celui des systèmes dynamiques non-linéaires, issu des sciences de la complexité. Dans ce cadre, un système d’intelligence artificielle avancé peut être modélisé non seulement comme un outil de calcul, mais comme un acteur évolutif, intégré dans un environnement sociotechnique, soumis à des rétroactions multiples (apprentissage, interaction, correction, délégation). L’idée de « perte de contrôle » n’est alors pas nécessairement un événement ponctuel, mais une bifurcation progressive du système hors de son attracteur initial (sa fonction attendue, sa gouvernance prévue), en raison d’une complexification interne ou d’un changement de son couplage avec l’environnement.

Le second cadre convoqué est celui de la philosophie de la technique, notamment dans ses déclinaisons post-simondoniennes et post-humanistes. Des auteurs tels que Gilbert Simondon, Bruno Latour ou Bernard Stiegler ont montré que les technologies ne sont pas neutres, mais qu’elles co-évoluent avec les milieux humains, affectent les régimes d’individuation, et produisent des formes d’agir spécifiques. Ainsi, une IA qui influence les décisions humaines, même sans autonomie forte, reconfigure de facto les conditions d’exercice de la volonté, du discernement et de la responsabilité. La perte de contrôle n’est donc pas uniquement un défaut d’ingénierie, mais un glissement ontologique dans la nature de l’action partagée entre humains et machines.

Enfin, cette recherche s’appuie sur les travaux issus des critical AI studies, qui invitent à considérer les IA non seulement comme objets techniques, mais comme systèmes porteurs de discours, de valeurs et d’opacités. Dans cette optique, interroger les IA sur leur propre potentiel de dérive revient à sonder la façon dont elles intègrent — ou n’intègrent pas — les tensions entre performance, sécurité, autonomie et gouvernance. Le cadre conceptuel retenu prend ainsi en compte non seulement ce que disent les IA, mais ce qu’elles omettent, contournent, reformulent ou désamorcent — autant d’indices sur leur positionnement implicite au sein du débat global sur leur contrôle.

La combinaison de ces cadres permet d’aborder la problématique avec une approche holistique : technique, politique, épistémique et symbolique. Elle justifie le choix d’une méthode d’interrogation comparative, non comme curiosité exploratoire, mais comme dispositif d’observation d’un phénomène émergent : la manière dont les IA construisent, sous contrainte, une représentation d’elles-mêmes en tant que risques potentiels.


Originalité de la démarche

L’originalité de cette recherche réside dans le choix de traiter les intelligences artificielles non comme objets d’analyse externe, mais comme sujets discursifs partiels, c’est-à-dire capables — sous contrainte de leur architecture et de leurs garde-fous — de produire une forme simulée d’auto-réflexion. En leur posant une même question, formulée de manière neutre et ouverte, et en analysant leurs réponses dans un cadre structuré, l’étude ne cherche pas à valider une vérité absolue sur la perte de contrôle, mais à observer comment différentes IA s’en saisissent, s’en défendent ou s’en distancient.

Ce dispositif méthodologique prend appui sur une hypothèse forte : à partir d’un certain seuil de complexité, les IA ne reflètent plus uniquement leurs données d’entraînement ou les intentions de leurs concepteurs, mais traduisent également des régimes implicites de posture. Ces postures peuvent être prudentes, affirmatives, évasives, critiques ou normatives. L’étude propose ainsi une typologie des positionnements éthiques ou stratégiques exprimés par les IA, sans les anthropomorphiser, mais en les considérant comme des systèmes porteurs de choix de cadrage et de priorisation informationnelle.

Autre originalité : l’usage d’une comparaison inter-IA synchrone, fondée sur un protocole identique appliqué à six modèles distincts issus de laboratoires concurrents ou indépendants. Cette approche permet non seulement d’analyser chaque réponse en elle-même, mais aussi de cartographier les écarts entre systèmes, révélant des fractures discursives qui peuvent correspondre à des différences d’architecture, de stratégie commerciale, de gouvernance interne ou d’alignement éthique.

Enfin, la démarche introduit une réflexivité méthodologique : en interrogeant les IA sur leur propre potentielle incontrôlabilité, elle teste leur capacité à intégrer des paradoxes (comme celui d’un agent analysant sa propre perte de gouvernabilité), et à adopter une perspective méta, rare dans les interactions classiques homme-machine. Cette réflexivité est ici utilisée non comme une preuve de conscience, mais comme un indicateur de maturité narrative et de simulation conceptuelle.

Ce dispositif d’analyse croisée, fondé sur un corpus homogène mais multivocal, constitue à ce jour l’un des premiers essais documentés de dialogue indirect entre IA sur une menace systémique les impliquant.