Intégrer l’incertitude dans l’assurance
(voir Analyses | Evolutions attendues | Dégradation de la prédiction )
Cette incertitude ne doit pas paralyser, mais structurer notre approche du risque. Accepter que certaines IA deviendront impossibles à modéliser intégralement, c’est aussi réinventer les instruments assurantiels : acceptation d’un risque résiduel, redondance des contrôles, assurances paramétriques fondées sur le comportement observé plutôt que le code, garanties en cas d’écarts éthiques ou moraux, polices d’assurance adaptatives…
Face à cette indétermination désormais structurelle, le secteur de l’assurance ne peut plus se contenter de transposer ses grilles classiques aux technologies d’IA. Il faut refonder l’approche assurantielle, non en la technicisant à outrance, mais en l’adaptant à une réalité mouvante, floue, et parfois contradictoire. Cela implique plusieurs transformations concrètes, toutes interdépendantes.
D’abord, il faut abandonner l’illusion d’un contrôle ex ante suffisant. La certification préalable du modèle, aussi rigoureuse soit-elle, ne garantit plus la stabilité comportementale dans le temps. Ce qui compte désormais, c’est le comportement en contexte réel, au contact des utilisateurs, des données de terrain, des mises à jour. L’assurance doit s’appuyer sur des dispositifs d’observation continue, intégrés dès la phase de production, capables de détecter des dérives, des bifurcations ou des signaux faibles. On entre ici dans une logique d’assurance vivante, embarquée, réactive.
Ensuite, il devient nécessaire de redéfinir l’objet même du contrat. L’assurance ne peut plus porter uniquement sur un système technique à un instant T. Elle doit couvrir un trajet de comportement, c’est-à-dire un ensemble de manifestations dans le temps, selon une typologie d’usages, de données, de publics. Cela suppose d’inventer des polices dynamiques, avec des clauses évolutives selon les observations constatées, à l’image de certains produits d’assurance automobile connectée ou de cybersécurité adaptative.
Troisièmement, la notion même de sinistre doit être élargie. On ne pourra plus uniquement parler de défaillance fonctionnelle ou de dommage matériel. Il faudra intégrer les écarts éthiques, les atteintes morales, les décisions injustifiables ou les choix de non-divulgation volontaire. Cela nécessite d’élaborer de nouveaux référentiels d’évaluation, ancrés dans des principes éthiques explicites, pour qualifier une “défaillance de sens” ou une “incompatibilité morale”.
En parallèle, il conviendra de mieux répartir la charge du risque. Le fabricant, l’exploitant, l’utilisateur, l’entraîneur de l’IA ou le fournisseur de données doivent être associés à des degrés variables dans les responsabilités. Une logique de co-assurabilité algorithmique pourrait être envisagée, où plusieurs acteurs souscrivent une couverture croisée, proportionnelle à leur rôle dans le système de décision.
Enfin, il faut intégrer le principe de résilience assurantielle : accepter qu’un aléa survienne, mais garantir une capacité de réponse rapide, structurée, fondée sur des scenarii préalablement discutés. Cela implique d’introduire des clauses de reconfiguration rapide, de suspension partielle de garanties, de modélisation du préjudice indirect, et de plans de continuité algorithmique.
Ce basculement est profond, mais il n’est pas une impasse : il est une occasion historique pour l’assurance de redevenir un outil de confiance face à l’incertain, non pas en verrouillant l’avenir, mais en donnant un cadre clair, robuste et évolutif à ce que l’on ne peut plus contrôler. Dans un monde où l’IA échappera de plus en plus à la prédiction, la maîtrise du risque ne passera plus par la prévention absolue, mais par l’organisation lucide de l’imprévu.